| Cette silhouette qui
court sur le chemin de halage, pas de doute, il la déjà vue quelque
part. Du moins, cest ce que pense ton voisin, le jeune homme
accroupi dans la boue comme toi, cest ce quil te chuchote dans le
cou à voix basse. Le cur battant, tu le regardes plisser ses yeux
dor et de jais qui scrutent la brume de laube et tu taplatis un
peu plus derrière les roseaux. Tu appuies ta main sur ta bouche,
parce que tu as peur de crier sans ten rendre compte. La tête te
tourne, tu tes penchée trop vite. Le gaillard rougeaud qui ne court
plus, essoufflé, mais trotte sans conviction, arrive maintenant à
votre hauteur. Tu le sais au claquement inégal de ses galoches. Même
si tu navais pas baissé la tête sous les griffes daubépines qui te
déchirent la nuque, tu ne pourrais distinguer son visage, à cause du
voile rouge qui vacille devant tes yeux.
"Non, je ne sais pas qui cest. En
tout cas, ce nest pas Firmin", murmure à côté de toi la voix déçue
de ton compagnon quand lautre vous a dépassés, son béret à la main.
Il sen sert pour séventer, il nira pas loin. Et sil sarrêtait
net ? Se retournait ? Tu mets à ton compagnon un coup de coude dans
les côtes. Lautre pourrait encore vous entendre. Il y a dans ta
propre poitrine un tel vacarme que tu ne comprends pas comment ces
pistons de moissonneuse-batteuse qui cognent en toi peuvent être
inaudibles pour lhomme qui passe et ne se retourne pas. "Peut-être
que Firmin ne viendra pas, finalement", chuchote la voix désespérée
de ton voisin.
Du canal monte une brume dautomne
dont lhumidité senroule autour de tes mollets nus. Il ny a plus
de bas depuis bien longtemps, et tes cuisses frissonnent depuis
trois hivers de guerre sous cette jupe trop mince, tes pieds sont
gelés dans ces chaussettes basses de petite fille qui aurait grandi
trop vite.
Tu fermes les yeux, soixante ans
après, et cest cette scène au bord du canal, qui revient toujours,
encore et encore. Le pont de briques à lélégante cambrure
dix-huitième, gracieux malgré le badigeon de crépi qui recouvre la
brique. Les roseaux, ou les joncs, des tiges brunes hautes sur
pattes en tout cas, aux épis grumeleux, tout noirs. Des galoches de
bois qui claudiquent, accélèrent, traînent de nouveau. Et le froid,
le froid de laube. Le froid qui suinte de la dernière étoile, qui
paralyse cette fin de nuit blanche. Le froid, oui, mais tu pourrais
aussi bien dire la peur. Cette glace tout au long des veines, ce gel
du souffle et du cur, tu les as longtemps associés à la guerre. A
présent que tu es vieille, tu les sais simplement frères ou hérauts
de la mort.
Tu fermes les yeux, soixante ans
après, et cest cette image, toujours, qui te revient. La brume
monte de leau boueuse et senroule autour de tes chevilles. Le
grésil saccroche à ta frange, condense sur tes cils. Deux parois
transparentes mais hermétiques. Si ténues, et seules capables
pourtant de tenir à distance la peur et la mémoire. Laube se lève,
humide, glaciale. Laube dune nuit que tu refuseras toujours, en
souvenir ou dans tes rêves, de revivre autrement quen te voyant
comme une autre, en parlant de toi à la troisième personne.
°°°°°°°°°°°°°
Elle lui ouvre la porte, et recule
aussitôt, dans la protection de lombre portée par le battant. Il
nest pas plus tôt dans le couloir où tournoient les mouches et des
particules de poussière agitées par le dernier soleil quil arrache
son béret dun geste vif. Elle voit ses yeux. Des yeux liquides, en
fusion, noir et or, on ne peut pas faire autrement que dy plonger,
mais elle sait que cest une erreur. Il la regarde, il regarde ses
cheveux, et elle porte une main à sa tête, gênée. La teinture
marron, si laide, cest aussi une erreur. Mais il ny avait plus le
choix chez le droguiste, lui a dit lhomme revêche qui lui a donné
le flacon et la poussée dans une salle deau minuscule deux heures
avant le départ du train pour Toulouse.
Il a tiré un vieux portefeuille de sa
poche intérieure, il sort un cliché. Cest elle, en communiante,
engluée dans de la mousseline qui sest jaunie avec la photo. Il les
regarde, la gamine noyée dans la gaze et elle, alternativement, avec
lintensité provocante de ces yeux jaunes et noirs quelle voudrait
éviter, et elle tourne la tête, hautaine. De profil, il verra bien
ce quil cherche. Le nez busqué, le front bombé. Elle est juive,
comment lignorer, elle est rousse aux yeux verts, même avec toute
la teinture marron du monde sur la tête, malgré baptême et
communion.
Les yeux parlent, maintenant.
"Bonjour, mademoiselle Odette. Moi, cest Julien." Il lui tend une
main quelle touche à peine. Elle voudrait lui dire quil ne devrait
pas conserver la photo, pas de documents, leur a-t-on répété, ne
rien savoir de lautre. Elle voudrait lui dire que ces prénoms sont
si faux quils ne les emploieront jamais, pourquoi les prononcer ?
Mais au moment où elle ouvre la bouche, toujours en la fixant de ce
regard en fusion quelle ne peut plus soutenir, il déchire la photo
en quatre, et puis en huit, et lentement, toujours en la regardant,
il en porte les morceaux à la bouche, lun après lautre, et il
avale chaque carré de papier glacé avec lenteur, les yeux mi-clos
quand il les avale, sans les mâcher, avec recueillement, avec
ferveur.
Cest là quelle a commencé à
frissonner, pense-t-elle. Dans le couloir, à le voir la dévorer en
communiante. Son ventre sest tordu en huit, une sensation quelle
connaît mais quelle refuse. Elle a tourné les talons, sèchement.
Après tout, ce petit campagnard aux yeux fous, à laccent sonore, à
lhaleine quelle parie chargée dail, cest son passeur, pas plus.
Quil sache la mener jusque dans les Pyrénées et il peut bien manger
sa photo.
Elle ne lui parle pas, le soir, ni en
lui servant sa part des provisions sur une moitié du papier gras, ni
en écoutant les précisions sèches quil lui donne sur leur voyage.
Cest en silence quils calfeutrent la fenêtre pour le couvre-feu.
Puis elle lui montre les deux couvertures pliées sur le banc dans
lentrée. Quil sen arrange. Elle a installé pour elle le vieux
duvet de son père dans la cuisine, sur un carton. Elle hoche la tête
devant son bonsoir.
Quand les motos sont arrivées, il a
été la trouver dun bond dans la cuisine, souple comme un chat. Lui
non plus ne dormait pas, alors ? Les motos ne sont pas là par
hasard, sur ce chemin perdu, en pleine nuit, cest impossible. Ils
sont découverts. Ils sont même perdus, tous les deux le savent à la
panique qui leur fait rassembler leurs pauvres affaires en un
tournemain. Hier soir, ils ont déjà fait les sacs, nettoyé derrière
eux scrupuleusement. Il y a une sortie par derrière, mais quand ils
ouvrent la porte basse, le perron est faiblement éclairé par les
phares dune voiture dont la carrosserie se découpe au loin, dans le
faisceau de lumière dautres phares. La maison est cernée, déjà.
Il lui chuchote dans le cou de venir
en empoignant les deux sacs dune main ferme. Elle le suit, portant
leurs chaussures, en essayant de ne pas buter sur les angles de murs
incongrus, dans cette maison ancienne, presque vide de mobilier,
mais si étrange quon se heurte partout et quelle na même pas osé
visiter hier en lattendant. Il lentraîne au fond dun couloir, il
a son idée, espère-t-elle, une fenêtre qui donne sur une cour
cachée, sans doute, sinon, pourquoi ? Il la pousse dans une chambre
immense, vide à part une armoire paysanne, saillie énorme devant le
mur. Elle le regarde à la lueur de la pile flageolante enlever son
gilet de laine, le glisser sous un des pieds de larmoire,
sarc-bouter, la mettre de biais. Il la pousse dans lespace dégagé,
stupéfaite, et elle se rend compte que larmoire nest pas plaquée
contre une cloison, il y a un renfoncement derrière, une sorte
dalcôve, surélevée de la hauteur dune marche. Il la rejoint,
glisse un pan de laine sous lautre pied de larmoire, puis
sagrippe à quelque chose, une corde fixée à larrière du meuble,
devine-t-elle. Elle sagrippe elle aussi, laide à reculer larmoire
vers eux, à la plaquer au ras du renfoncement, elle na plus le
choix, mais elle est folle de colère. On entend des voix, des
menaces, des coups à la porte. Son cur remplit lalcôve de
battements fous, quelle protection espérer de cette cachette
dérisoire, la porte dentrée va céder, ils fouilleront la maison,
ils auront fait du petit bois de larmoire en un tournemain, les
chiens les dépisteront. Elle est déjà morte. Elle hait ce compagnon
dune nuit, celui qui devait être son passeur vers la liberté et qui
ne laccompagnera quà la mort.
Elle le hait, infiniment.
Il pue. Il ne pue pas que la sueur,
la malchance et la mort. Cette odeur, elle la partage, sans doute.
Il pue et elle suffoque, cest une odeur incompréhensible et
écoeurante, une odeur incroyable, inadmissible, quelque chose
quelle na jamais rencontrée. Jamais ? Pourtant, il y a
longtemps... Un jour quun gamin a raté le tournant sur son vélo,
est allé renverser la poubelle de lécole et valdinguer tête la
première dans la ferraille. Du milieu des légumes écrasés, des
restes de viande pourris a jailli une mince forme noire, qui sest
ruée sur les enfants accourus au bruit puis a disparu dans le
caniveau en un éclair. Et un grand a dit, - elle le revoit avec sa
blouse grise, ses mollets de coq de combat, cétait Marcel, de la
classe du Certificat -, un grand a crié, en se penchant sur les
détritus, les os dévorés de vermine, en désignant une autre forme
noire, immobile celle-là : "Bon sang, mais ça pue le rat crevé !"
Au-delà des relents de poussière et
de moisi, lalcôve étouffante pue donc le rat crevé. Elle lassène à
son compagnon avec hargne. Perdus pour perdus, sur le point dêtre
faits, comme des rats, justement, coincés quils sont dans ce trou
derrière une armoire sans style, à deux doigts de leur mort, autant
quil entende sa rage. Elle lui jette, plus fort maintenant, puisque
la porte enfoncée qui sabat sur les dalles de lentrée couvre de
son vacarme linvective: "Bon sang, mais vous puez le rat crevé !"
Il ne répond pas. Au vacarme a
succédé un grand silence. Quand le fracas des meubles retournés
signale une fouille méthodiquement rageuse, il se serre contre elle
et elle frémit, se détourne, de terreur, de dégoût, dautre chose
peut-être, comment savoir, son ventre nest plus quune boule de feu
de toute façon. Alors il lui souffle dans la nuque, dune haleine
chaude sans la moindre trace dail finalement, - ou bien est-ce la
puanteur qui couvre tout ? - : "Cest normal, jen ai mis deux dans
larmoire. Deux beaux rats bien crevés."
Il ajoute dans un rire étouffé,
impavide, inconscient, provocateur, comment savoir : "On verra bien
ce quen pensent les chiens."
Les occupants sont partis un peu
avant laube. En laissant derrière eux lempreinte de leurs cris, de
leurs aboiements, de leurs insultes. Tout lapparat habituel des
vainqueurs. Les chiens sont venus dans la chambre, ont gémi devant
les cadavres de rat au fond de larmoire, jusquà ce que leurs
maîtres, lestomac retourné, les emmènent de force.
Il y avait eu des coups et des
pleurs. Ce sont les sanglots de lhomme qui demandait merci qui ont
été le plus difficile à supporter. Qui battait-on ? Qui suppliait ?
Un ami qui avait trahi, qui sauvait sa vie ? Quel ennemi perdait la
sienne, davoir déçu et fourvoyé les maîtres quil sétait choisis
et dont la fureur se retournait contre lui ?
Quand lhomme na plus rien dit, un
grand silence est descendu tout à coup sur la nuit comme un drap
mouillé. Cest à ce moment-là quelle a vomi.
Peu avant laube, les phares des
motos qui démarraient ont ébloui la fenêtre sans rideaux, et un
éclair a pénétré par linterstice de lalcôve. Cela faisait un
moment quelle somnolait, après sêtre évanouie, à moitié assise
dans lespace étroit, la tête posée sur lépaule du garçon, qui
caressait les boucles soyeuses. Des boucles de rousse, rêvait-il.
Elle le lui avait dit, avant quils ne fouillent la pièce. Elle ne
voulait pas mourir sans quil le sache, elle ne voulait pas que son
compagnon de mort la croie née avec ce cirage sur la tête.
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Et puis, rappelle-toi, - cela, tu
peux te le rappeler -, il ta sortie de lalcôve après avoir fait
glissé seul le meuble monstrueux, arc-bouté sur son front et ses
genoux. Il ta portée-traînée jusquà la fenêtre. Aucune force au
monde naurait pu vous faire passer par la porte défoncée. Vous avez
filé sous le roncier, vous déchirant les bras, laissant des mèches
en otage aux épines, sans oser souffler, au cas où ils auraient
laissé des gardes devant la maison. Vous avez dévalé la pente, suivi
le sentier creux, et vous êtes arrivés sur le talus qui domine, à
cet endroit-là, le sentier de halage. Vous avez glissé sur vos
talons jusquau bouquet de roseaux, et vous avez attendu Firmin.
Longtemps. Dans le brouillard qui senroulait le long de tes
chevilles, qui sinsinuait entre tes cuisses serrées, qui faisait
tousser le garçon aux yeux fous. Et, à chaque passant qui venait
vers vous sur le chemin de halage, le cur vous battait à en mourir.
Firmin nest jamais venu. Tu nes pas
passée en Espagne.
Tu es là pourtant, très vieille, bien
vivante. Dans la cuisine, lhomme qui vient de rapporter le journal
et le pain comme tous les jours depuis soixante ans, tappelle à
mi-voix. Lhomme qui ta jadis confiée à sa mère, une petite femme
timide qui ta cachée et sauvée sans mot dire, cet homme te tend une
lettre de votre petit-fils en levant vers toi ses yeux de braise.
Des yeux dor fondu pailleté de jais, des yeux flamboyants détoile.
Ils nont pas changé. Et comme tous les matins depuis soixante ans,
tu les regardes, tu leur souris.
Texte de Magali Duru, Belberaud (31),
2004
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